Le jeu de dés

Li dei que li decier on fait
M’ont de ma robe tot desfait,
Li dei m’ocient,
Li dei m’agaitent et espient,
Li dei m’assaillent et desfient,
Ce poize moi.

De la Griesche d’Yver Rutebeuf (XIIIe s.)

En 1394 à Crépy-en-Valois, Henri le Tondeur joua aux dés et perdit. A court d’argent, il joua ses habits. Il les perdit aussi.

Les érudits prétendent que le jeu de dés a été inventé par les soldats grecs pour se distraire au cours de l’interminable siège de Troie. Les gens d’Eglise disent qu’il est la création de Satan, enseigné aux soldats romains au pied de la Croix, afin qu’ils se partagent les vêtements du Christ.

Les jeux de hasard sont diaboliques. Ils incitent les gens du commun à se détourner de leur labeur, à se rendre à la taverne. Ils les entraînent dans le blasphème, l’envie, la boisson et la violence. L’Eglise comme les autorités civiles ne cessèrent de les interdire. En 1215, au concile de Latran, on défend aux clercs l’ivrognerie et le jeu. En 1254, Saint Louis fait interdire la fabrication des dés. En 1369, Charles V condamne la pratique de tous les jeux – dés, paume, quille, palets, soule…

L’ordonnance du prévôt de Paris de 1397 interdit aux gens de métier de jouer à la paume, à la boule, aux dés, aux cartes et aux quilles – excepté les jours de fête. Et pourtant, on joue ! Avec des dés en bois, en os, parfois en ivoire, en métal ou en verre. Il y a, dit Polydore Virgile en 1499, plus de six cents manières de jouer aux dés. La rafle ou poulain, la mine, le tremerel, la griesche, le hazart… Peu de règles ont été conservées en dehors de celles qui apparaissent dans le Libro de los Juegos rédigé au XIIIème siècle à la demande du roi Alphonse X de Castille. Il s’agit le plus souvent de jeux à trois dés dans lesquels on essaie d’obtenir le plus grand nombre de points ou des combinaisons.

Ouvriers, domestiques, rois et princes, clercs, diacres, prêtres, dans les lieux de boisson, les cloitres, les jardins, les églises… Tout le monde, ou presque, joue. Les femmes un peu moins, peut-être : fréquenter les lieux de jeu privilégiés, tavernes, maisons de tolérance ou de jeu, laisserait penser qu’elles sont de petite vertu.

La plupart ne joueront que quelques deniers ou un pichet de vin, mais parfois des sommes considérables et des objets précieux changent de main. Perles, tissus, émaux, épées ou chevaux peuvent être misés. Quant aux plus riches… En 1377, Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, perd 400 fr. au profit, entre autres, du duc de Bourbon et du Connétable de France. Au contraire des gens du peuple, ceux-là ne risquent bien sûr aucune amende.

Pour les autorités, le jeu est une voie qui mène au crime. L’ordonnance prévôtale affirme que des gens du peuple quittent leur travail et leur famille les jours ouvrables pour s’y adonner. Et quand ils ont tout perdu –ou tout bu– beaucoup se mettent à voler et à tuer.

Certains n’hésitent pas à utiliser de « faulx dez

» pour mettre toutes les chances de leur côté : « dez ploumez » lestés de plomb, « dez vuidez » allégés, « dez longuez » frottés sur une pierre pour arrondir une arête, « dez mespoins » dont plusieurs faces portent la même valeur…

En 1399, un artisan de 30 ans est incarcéré au Châtelet. Il est foulon et tondeur de draps, et se livre au jeu depuis sept ans. En une seule partie, il a gagné vingt-deux blancs doubles, vingt aunes de drap, une épée courte et un stylet. Il avait sur lui quatre dés, dont deux pipés.

Sources

MEHL, Jean-Michel. Les jeux au Moyen Âge. Exposition de la bnf « Jeux de princes, jeux de vilains » http://expositions.bnf.fr/jeux/

MEHL, Jean-Michel. Jeux de dés et temps de Noël dans la société médiévale occidentale dans Fêtes et festivités, Kubaba, IV, 1, 2002

MEHL, Jean-Michel. Tricheurs et tricheries dans la France médiévale: l’exemple du jeu de dés. Historical Reflections / Réflexions Historiques, 1981

GEREMEK, Bronislaw. Les marginaux parisiens aux XIVe et XVe siècles.

Flammarion, « L’Histoire vivante », 1976

Iconographie

Dés à jouer. Saint-Denis, unité d’archéologie de la Ville de Saint-Denis, Inv.

13/759/4,14/513/1, 16/

1021/2,17/183/2 et BOU/308/1. Cliché Emmanuelle Jacquot/ UASD

Le Roman d’Alexandre, entre 1338 et 1344. Bodleian Library, Oxford. Inventaire n° Ms. Bodley 264, fol. 64 (recto)