« Tout proche est le terme de ton chemin, et le joyeux bordel aussi, qu’on repère aux odeurs qu’il exhale, entre donc et salue de ma part les maquerelles et putains, toutes vont t’accueillir au sein de leurs caresses. »
Le Parnomita, Hermaphroditus, XIVe siècle
Cette fiche est basée en grande partie sur les recherches de Jacques Rossiaud et présente un profil des prostituées légales au XVe siècle.
La prostitution, bien que considérée comme une dépravation, est légale et institutionnalisée au XVe siècle. Elle est jugée par les laïcs et les religieux, comme un mal nécessaire permettant de réguler les excès de la société. Pour Saint- Augustin, « La femme publique est dans la société ce que la sentine est à la barque et le cloaque dans le palais. Retranche le cloaque et tout le palais sera infecté » (La Cité de Dieu, Ve siècle).
Une prostitution institutionnalisée
Selon l’Archevêque Burchard de Worms (Xe siècle), la prostituée est une femme publique livrant son corps pour de l’argent : « comme prostituée, as-tu livré ton corps à tes amants pour le manier et le souiller en échange d’un prix ». Si cela est considéré comme contraire aux lois de Dieu par les théologiens, la rémunération de la prostitution réduit le pêché car l’acte devient rationnel. Pour Saint Thomas d’Aquin (XIIIe siècle), « c’est la condition de la prostituée qui est honteuse, non ce qu’elle gagne ». De fait, les aumônes des prostituées sont acceptées par l’Eglise et leur travail est taxé par les institutions laïques. En contrepartie, elles sont reconnues par la société et peuvent saisir la justice.
L’institutionnalisation de la prostitution permet de la contrôler. Tout d’abord en la limitant à des espaces précis : les prostibulum publicum (maisons, rues ou ensemble d’habitations mêlant espace commun et privé). A Valence, « Le lieu des filles publiques, lequel lieu est grand comme une petite ville, est fermé tout l’entour de murs et de une seule porte » (Antoine de Lalaing, 1500). L’objectif affiché est d’éviter les risques d’adultères et de viols en « tirant l’excès de chaleur », de protéger les prostituées et de réduire l’impudicité publique. Le racolage (interpeler un homme dans la rue, l’empoigner, lui lancer des cailloux, ou même lui prendre son chapeau !) est d’ailleurs réprimandé.
C’est également, pour les autorités, l’occasion de poser les règles de la prostitution : horaires, tarifs, prestations, embauches… et de la taxer en conséquence. En cela, la prostitution se rapproche des règles instaurées dans les corporations et est considérée comme un véritable métier : « ars meretricalis ». Le terme mérétrice (meretrix publica), désignant les prostituées dès le XIIe siècle, qualifie d’ailleurs une personne publique gagnant sa vie grâce à ses activités : « Je vis honnêtement de mon métier, comme chaque artisan vit du sien » (La Célestine, Calixte et Mélibée, 1499).
L’entrée au prostibulum
L’entrée en prostitution est la conséquence de différents facteurs : la perte de statut « d’honnête femme », un choix de vie, la contrainte, et surtout la pauvreté : « Il ne que mettre à telles filles quelque chose de joli en la main, que l’on les a tantôt, et en fait-on ce que l’on veut » (Jeanne Saignant, 1436). La prostituée gagne mieux sa vie qu’une autre travailleuse. Vers 1450, à Dijon, elle obtient en deux passes l’équivalent d’une journée de travail dans les vignes. Cela ne l’empêche pas de cumuler les dettes puisque le tiers de l’argent gagné est ponctionné par le tenancier (ce qui n’est pas différent d’un compagnon travaillant pour un patron), une partie est prélevée pour compenser le gîte (il s’agit à Valence en 1444 de la mise à disposition d’un lit, de draps de lin, d’une couette et d’une couverture), les frais d’entretien et le couvert. Le bénéfice est mis en commun en fin de semaine. Des frais de protection peuvent également s’ajouter, tout comme des taxes. Le roi des ribauds (officier du roi exerçant des fonctions de police) est, par exemple, en charge de contrôler les jeux et la prostitution. A Cambrai (XVe siècle), il perçoit cinq sols parisis sur chaque prostituée prenant un client. Enfin, une part est consacrée aux aumônes et aux malades. Le tenancier y contribue également. Ces prélèvements ne concernent cependant que les passes réalisées la journée au sein du prostibulum. Les mérétrices complètent alors leurs revenus « au noir ».
Avant d’intégrer le prostibulum publicum, les filles sont interrogées afin de connaitre leur
identité. A l’exemple de Dijon, la plupart des mérétrices n’exercent pas dans la ville ou la région de leur naissance, ce qui suppose un déplacement qui a pu contraindre à la prostitution, une forme de honte sociale mais aussi un choix des tenanciers afin d’éviter tout risque d’inceste. Si les prostituées ne rejettent pas leur patronyme, elles peuvent également porter des surnoms caractérisant leur physique, leur origine ou leur savoir-faire ainsi que l’indique les archives : Estevenete la boiteuse et Marion du bourdel (XVe siècle à Besançon), Josne baiselette (1441, Lille), La Touchaille au dur téton (XVe siècle)… Les femmes, en grande partie orphelines d’au moins un parent, sont souvent issues du milieu artisan et de la paysannerie. Elles sont officiellement célibataires, bien qu’il existe en réalité quelques épouses ou veuves. L’entrée en prostitution se fait en moyenne à l’âge de 18 ans, les jeunes filles commençant généralement par la prostitution illégale. Les mérétrices des prostibulum publicum sont, quant à elles, âgées d’une trentaine d’années. Il existe donc de véritables carrières dans la prostitution.
Les autorités doivent également s’assurer du consentement des femmes qui est indispensable. Le proxénétisme est en effet illégal : « Dis-moi enfin si tu es maintenant maquerelle ? Si tu l’es, tu es à coup sûr, fille du Diable » (Sermon d’Olivier Maillard, XVe siècle). Elles sont ensuite inscrites au registre officiel. Une fois entrée, la nouvelle arrivée offre le vin de bienvenue aux autres mérétrices, tout comme le font les artisans.
La vie au prostibulum publicum
Les prostibulum publicum sont tenus par les autorités ou par des tenanciers (les abbesses) en affermage et payant l’impôt. Ces derniers sont en charge de faire respecter l’ordre et éviter tout débordement. Ils ont le droit à cette fin de porter des armes, contrairement aux clients constitués majoritairement d’artisans, de valets, de compagnons et de clercs. Ces clients doivent, la plupart du temps, laisser leur armes et leurs bourses à l’entrée afin d’éviter tout risques de vol et de violence.
Un lieu de convivialité
Si théoriquement la prostituée est « commune » à tous et ne peut se refuser à aucun, le tenancier peut interdire (ou marchander) l’entrée de la maison à certaines populations : juifs, lépreux (auxquels sont assimilés la plupart des maladies de peau), malades, adolescents (16 ans est considéré comme un jeune âge), hommes mariés (en particulier s’ils ont leur épouse dans la ville car ils seraient assimilé à des adultères)… Il est
également interdit de prendre une mérétrice contre sa volonté, de la contraindre par la force, ou de l’injurier. Le consentement devant témoin est donc la règle : accepter de boire un verre avec un client est un contrat tacitement conclu.
Les prostibulum se composent de deux parties : un espace de chambres ou d’habitations individuelles pour les prostituées (dans lesquelles elles peuvent recevoir leurs clients), et un espace commun. Selon Grégoire le Grand (Moralia, VIe siècle) « la luxure nait de la gourmandise ». La proximité du ventre et des organes génitaux contribuent à échauffer les sens et incitent à la dépravation. Les tenanciers de prostibulum publicum proposent donc du vin (parfois plus cher que dans les tavernes) et une bonne table à leurs clients. Ceux-ci peuvent également louer une chambre pour la nuit (avec une fille avec qui il sera « marié pour la nuit »). Bien qu’officiellement interdits, des jeux de dés peuvent être présents dans la salle commune :
« et tout homme qui sera trouvé jouant aux dez communement, ou par renommée, fréquentant taverne, ou bordel, soit réputé pour infamie » (Ordonnance des rois de France de la troisième race, XIIIe siècle). Les mérétrices en sont généralement exclues.
Les règles de fréquentation des prostibulum publicum se rapprochent donc fortement de celles des tavernes et des auberges.
Vivre et travailler au prostibulum
Le Prostibulum Publicum est ouvert la journée et en dehors des temps religieux. Ces règles d’ouverture sont généralement respectées, bien qu’une fréquentation du prostibulum les jours de fêtes et le dimanche existent parfois. La durée quotidienne de travail est comprise entre 7 et 10h00, avec un temps de pause d’environ 2h consacré au repas. Les mérétrices bénéficient à Toulouse, par exemple, de 4 repas par jour faits de pâtés, bouillies, viandes et vins (1462). En dehors des passes, les mérétrices bavardent, jouent de la musique, file le lin ou la laine.
Si les tenanciers ont un droit de correction sur les filles, celui-ci semble toutefois limité (selon les critères de l’époque). L’aspect physique et la tenue influençant le prix demandé, il convient de ne pas abimer la marchandise ( !). Un tarif minimum de la passe est fixé par la municipalité. Il est peu élevé afin d’être accessible au plus grand nombre. Il correspond à plus ou moins le quart d’une journée de travail d’un compagnon artisan, soit environ le prix d’une livre de viande ou de fromage, ou celui d’un repas avec vin. Le prix peut cependant varier. « En ce temps étaient plusieurs femmes à si bon marché qu’on en avait quatre pour un œuf » (Metz, 1419). Au plus haut, il peut monter à plus d’une journée de salaire en fonction du temps passé, de la prestation demandée ou de la mérétrice (en particulier si celle-ci est jeune). Le vêtement est considéré comme un investissement. Une bonne tenue peut être une raison d’augmenter le prix de la mérétrice. Bartolomeo di Lorenzo (Florence, 1417) estime ainsi son épouse 30 florins ; le gérant du prostibulum de Lucques ne lui en proposa que 12 à 16 au vu de sa tenue. Cependant, l’habit ne doit pas faire oublier le statut comme le souligne Christine de Pisan. Les ordonnances royales vont donc limiter les parures telles que les ceintures ou les bijoux. Il ne faudrait pas confondre mérétrice et femme honnête.
Des dispositions sanitaires existent au sein des prostibulum : le bain hebdomadaire est préconisé et le passage régulier du barbier ou d’une sage-femme s’assurant de leur bonne santé est facilité. Les mérétrices ne peuvent en principe pas travailler durant la période de menstruation, car cela est considéré comme un pêché et un risque de souillure (Lévitique).
Cependant, l’interdit n’est pas toujours respecté comme le dénonce les prostituées de Nördlingen (1471).
La question de la contraception et de la procréation est peu développée officiellement au sein du prostibulum publicum. En effet, les prostituées sont perçues comme stériles car trop chaudes (selon la théorie des humeurs) et au vagin trop lisse et encrassé. Selon le médecin Giovanni Marinello, « Un homme dont la semence tombe dans un utérus trop chaud n’a pas plus de chance de succès qu’un fermier semant dans le désert éthiopien » (XVIe siècle). Par ailleurs, suivant la doctrine de Galien largement rependue, la grossesse ne peut être due qu’à la présence de plaisir. La prostituée œuvrant par nécessité, elle ne peut pas tomber enceinte.
Des précautions contraceptives et des actions abortives ont sans doute pu être utilisées : positions, gestes, pessaires, potions… Si toutefois une grossesse se produit, la prostituée devra généralement quitter le prostibulum ou confier son enfant.
Le coït se fait généralement nu : « celui qui veut manger la volaille, doit d’abord la plumer » (La Célestine, Calixte et Mélibée, 1499). Ne risquant pas la conception de bâtards, l’acte sexuel vénal se doit d’être « selon la nature ».
Mais contrairement aux recommandations de l’Eglise, des actes sexuels sodomites (à vocation non reproductrices) ont pu sans doute être réalisés : « Ici, tu peux tout dire, tu peux faire tout ce qui est obscène, jamais tu ne n’essuieras un refus qui rougirait ton front » (Le Parnomita, Hermaphroditus, XIVe siècle). Les positions sexuelles sont donc variées : le missionnaire (très fréquent), le cheval érotique, debout, « par le côté, l’avant, l’arrière, à brachet (assis), more canino (à pisse-chien), à entrepons (courbé vers l’avant), sans toutefois faire œuvre contre nature ». (Boivin de Provins, XIIIe siècle). La sodomie hétérosexuelle est, en effet, absente des documents Le médecin Jean de Gaddesden (XIVe siècle) préconise aussi les gestes et manipulations érotiques pour susciter le désir.
Le temps moyen d’une passe est estimé à 30 minutes par client. A Lyon, le tenancier rue de la Pêcherie toquait à la porte une fois ce temps dépassé (1478).
Changer de vie ?
Puisque le consentement est nécessaire pour devenir mérétrice, celles-ci sont libres de sortir de leur condition, bien que les dettes accumulées réduisent cette possibilité : loyers, tarif des repas, prêts de vêtements, amendes… L’âge avançant, la mérétrice risque d’être moins choisie et doit quitter le métier. Il est alors possible de devenir à son tour abbesse, de se rendre dans des maisons de pénitence ou de se marier. Depuis le Concile d’Elvire en 300, l’Eglise condamne les clients et les proxénètes et encourage les prostituées au repentir. Ceci est confirmé en 1198 par le pape Innocent III : rémission des péchés pour ceux qui épouseront des prostituées par charité. « Et, après le chier temps, pour la tirer du tirer hors du pécher et la mettre à honneur, aucuns se travaillèrent de la marier » (interrogatoire de Jeannotte, novembre 1485).
Une prostitution qui n’est pas unique.
Le taux de stabilité des filles dans le prostibulum est seulement de 16% à Dijon au XVe siècle. Le parcours de prostitution est donc souvent entrecoupé. A cette prostitution publique s’ajoute d’autres formes : au sein des étuves, dans des bordelages privés, dans l’espace domestique, de la prostitution occasionnelle.
Cette prostitution illégale, mais tolérée, échappe au contrôle des autorités et est considérée comme de la concurrence déloyale pouvant être dénoncée au tribunal. Pourtant, certaines mérétrices du prostibulum s’y adonnent parfois, par des déplacements à domicile, la nuit, afin de compléter leurs revenus. Ces prostitutions parallèles représentent probablement une part plus importante dans la société du XVe siècle que les documents officiels ne le laissent envisager. Les tenanciers de Besançon se plaignent d’ailleurs, en 1467, de n’avoir que «trois ou quatre belles filles » alors qu’il y en aurait beaucoup d’autres se prostituant en ville. Le profil de ces prostituées officieuses (âge, origine, statut marital, régularité) est différent de celui des mérétrices du prostibulum publicum.
Sources
ROSSIAUD Jacques, Amours vénales la prostitution en occident XIIe-XVIe siècle, ed. Aubier, collection historique, 2010.
FARGETTE, Séverine, article « Proxénètes à tous les étages » in Historia , n°826 : Les prostitués, octobre 2015.
LABROT, Jacques, article « Mereaux, jetons et sceaux des ribauds et des femmes folles, étranges témoins de la sexualité et de la prostitution médiévales » in Moyen-Age, n°104, janvier 2016. GIRAULT Nicolas et VIGOR Pierre Alexandre,
« La taverne à la fin du XIVe siècle, in Au temps des Compagnies, de Philippe le Bel à Charles VIII, (Association pour l’histoire vivante), n°2, mars 2005.
Iconographie
Venus et Mars (détail p. dr), in La maison médiévale des Princes de Waldburg, (coll. Wolfegg), 1480.
Empreinte d’un sceau de prostituée pouvant être utilisé lors d’actes administratifs « Jean, il me brûle… », (collection privée), fin XIVe-début XVe siècle.
Prostituée devant notaire, gravure sur bois, fin XVe siècle.
Le banquet amoureux (ou Le grand jardin d’amour, Maitre E.S, gravure sur cuivre, Allemagne (vers 1465).
L’amour mercenaire, Hans Baldung, (Grien Bridgeman Walker Art Gallery National Museums), XVIe siècle.
Venus et Mars (détail p. g.), in La maison médiévale des Princes de Waldburg, (collection Wolfegg), 1480.